Racing 2014 (suite)

10/07/2011 00:44
918 lectures
4/6 Christophe Chu et l'élixir de Jean-PIerre
5/6 le quasi-passe-muraille
Christophe Chu et l'Elixir de Jean-Pierre

Ce samedi 13 décembre fut le plus beau jour de la vie de Christophe Chu. Ce jour-là, l'ailier gauche strasbourgeois entra dans la légende dorée du Racing pour l'éternité, il devint à jamais une sorte de virtuose dont la symphonie demeurerait inachevée. Ce jour-là, après une demi-saison extraordinaire malgré de surprenantes baisses de régime, Christophe Chu s'est fracturé le fémur droit en chutant dans sa salle de bains, et cet accident allait entraîner la fin prématurée de sa carrière, faute de récupération satisfaisante.
Après une parenthèse merveilleuse de six mois dans l'effectif ciel et blanc, et une fois sa blessure guérie, il reprit le cours d'une vie pas tout à fait comme les autres. Et si, au petit matin, il devait reprendre avec déplaisir le chemin des hangars du Port du Rhin, où il travaillait comme magasinier-cariste, et chausser de méchantes chaussures de sécurité plutôt que des chaussures à crampons dernier cri, il ne s'en plaignait nullement. De conférence rémunérée en pige de consultant radio aux côtés de Julienne Baratin, ajoutées aux placements juteux issus de ses six mois de salaire mirobolant au Racing, il était toujours en mesure de faire face au coût mensuel de sa villa d'Illkirch, ancienne demeure du grand attaquant Pascal Nouma dans les années 1990.
Non, Christophe Chu ne se plaignait nullement de son sort, car il était parfaitement lucide quant à la fausseté de sa position.
Son incroyable aventure avait commencé au mois de juin. Après une énième saison catastrophique, qui avait vu le club de son coeur frôler la relégation en National, Christophe, comme l'ensemble des supporters, attendait avec impatience l'annonce des transferts. A défaut d'obtenir le renvoi tant espéré de l'entraîneur Jean-Pierre Magino, jugé responsable des échecs successifs de la formation strasbourgeoise, tout le monde appelait à un renouvellement complet de l'effectif.
Le 4 juin, dans les colonnes de l'Alsacien Libéré, Bruno Marquis, toujours bien informé, annonça la signature prochaine au Racing d'un jeune attaquant polonais, Krzystof Szut, présenté par son club formateur du Walesa Gdansk comme « sans doute le meilleur joueur de Pologne, ayant explosé au cours des deux dernières années et pourtant doté encore d'une énorme marge de progression ». Le président Martinet confirma dans la journée, en précisant que sa nouvelle recrue, si elle ne payait pas de mine avec son mètre 77 pour 71 kilos, son teint pâle, ses cheveux filasse, présentait un profil complet, capable d'évoluer dans l'axe comme sur les ailes, et excellait particulièrement dans l'art de la contre-attaque. Martinet ajouta que Szut recevrait, à sa demande, le numéro 14.
Christophe fut pris d'une sympathie spontanée pour le néo-Strasbourgeois, tant parce qu'il croyait résolument à la pertinence du recrutement que parce qu'il se reconnaissait en Szut. Même prénom, même physique aussi, avec une ressemblance certaine.
Krzystof Szut était annoncé à Strasbourg le vendredi 13 juin. Francis Martinet avait opportunément ouvert les galeries marchandes de l'Eurostadium dès le 1er juin, sans attendre l'inauguration officielle du 26 juillet, aussi, l'équipementier du club fut mis immédiatement à contribution pour prendre sa part à l'opération marketing montée par le président, et livrer un maillot au nom de l'espoir polonais dès la semaine du 9 juin. Chu fut naturellement un des premiers clients ; il escomptait bien pouvoir le porter le vendredi suivant, à l'arrivée de son nouveau héros à l'aéroport d'Entzheim, pour lui témoigner de ses encouragements.
Le jour venu pourtant, tout sembla ligué contre Christophe pour le priver de ce plaisir. Son employeur commença par s'opposer à son départ anticipé du travail, ce qui réduisit à néant ses marges de manoeuvre pour se rendre à l'aéroport. Puis, alors qu'il s'extirpait à peine d'embouteillages inattendus au centre-ville, et s'engageait sur la quatre voies, un orage de grêle d'une violence inouïe s'abattit, immobilisant durant près d'une heure les automobilistes tant il était devenu impossible de circuler en toute sécurité. Avant, enfin, de reprendre sa route, il dut, pour parachever une situation déjà bien compromise, s'expliquer auprès des gendarmes des raisons pour lesquelles il s'était, soi-disant, exhibé devant les autres personnes bloquées. Il passa dix minutes supplémentaires à expliquer qu'il avait profité du temps perdu pour passer son maillot numéro 14 puisqu'il n'avait pu le faire sur son lieu de travail ; les gendarmes finirent par reconnaître que ses frêles épaules et son torse mollasson n'avaient rien de bien suggestif, et que la grand-mère qui l'avait dénoncé s'était effarouchée pour bien peu de choses.
Enfin, avec une heure et demie de retard, Christophe fit son entrée dans le hall d'accueil. Son dépit se changea rapidement en perplexité : un groupe d'une cinquantaine de supporters était toujours présent, de même qu'une poignée de journalistes. Il s'approcha. Dans un premier temps, personne ne lui prêta la moindre attention ; l'assistance s'interrogeait sur l'intérêt de rester, et le ton commençait à monter chez certains.
Tout à coup, une voix stridente s'éleva plus haut que les autres : « Mais, n'est-ce pas lui, là, derrière ? »
Julienne Baratin s'approcha de Christophe : « Bonjour, vous êtes Monsieur... Zut, euh, Chute ?
-Je m'appelle Christophe Chu, et...
- C'est formidable, et en plus il parle parfaitement le français, s'extasia Julienne Baratin. Chers auditeurs, vous êtes en direct sur Radio France Parabolique Alsace, avec la nouvelle star du Racing, et, c'est formidable, il a déjà son maillot numéro 14 sur le dos, on dirait même qu'il a dormi avec ! La reconquête est en marche !
Pressé de questions sans intérêt sur son plaisir d'être à Strasbourg et sur les vertus comparées du sandre sur lit de choucroute et du coulibiac au saumon, acclamé par le petit groupe de supporters apparemment récompensé de sa patience, Christophe Chu ne put placer un mot susceptible de mettre fin à la méprise. Il ne lui avait cependant pas échappé que, curieusement, aucun membre du staff du Racing n'était présent.
Enfin, Jean-Pierre Magino apparut dans le hall, fendit la foule, attrapa Christophe par le bras, et l'emmena sans un mot jusqu'à une grosse berline noire. Une fois à l'intérieur seulement, il le fixa d'un air soupçonneux :
« Je ne vous imaginais pas tout à fait comme cela, lâcha-t-il. Vous comprenez le français ?
-Oui, je...
-Très bien. Je ne comprends pas trop ce que vous faites là. Vous étiez censé rater votre avion, et...
- Je suis venu en voiture, commença Christophe, mais...
-Taisez-vous, coupa Magino. Votre président devait vous vendre en dernière minute à l'Energie Cottbus, conformément à ce que vous aviez vous-même souhaité. Et voilà que j'apprends à la radio que vous êtes là quand même. Vous croyez qu'on a les moyens de vous payer ? Pour tout le monde, il ne s'agissait que d'un coup marketing : votre valeur marchande augmente, vous vous faites ouvrir des portes, le Walesa Gdansk se place comme un club formateur intéressant en Europe et nous, on gagne du temps et on incite les supporters à s'abonner à l'Eurostadium pour un prix exorbitant.
-Je ne suis pas celui que vous croyez, bredouilla Chu. Laissez-moi vous expliquer ce qui s'est passé !
-Soit, je vous écoute.
C'est alors qu'un rire sardonique éclata dans l'habitacle. Il s'agissait de la sonnerie du téléphone de Jean-Pierre Magino.
-Monsieur le Président ? Oui, il est avec moi. Quoi ? Tous les média ont relayé l'information ? Qu'est-ce que vous dites ? Cottbus a lu la dépêche sur Internet ? Ils annulent tout ? Zut de Szut !
Jean-Pierre Magino raccrocha, et, rouge de colère, se tourna vers Christophe Chu :
-VOUS POUVEZ ETRE FIER DE VOUS, hurla-t-il. Je vous préviens, je...
Le rire sardonique se manifesta à nouveau.
-Président ? Quoi ? Le président du club polonais n'y comprend rien ? Il est toujours là-bas ? Mais alors ? Qui...
Magino marqua un temps d'arrêt, jeta un regard en coin à Christophe, et passa du rougeaud au livide.
-Quoi ? Vous voulez que... c'est trop tard ? Non, je ne suis pas d'accord mais... c'est un ordre ? Bon, bon, très bien... Si vous dites que personne ne lit la Gazeta Gdanskza qui va, et elle seule, reprendre la nouvelle...
Jean-Pierre Magino rangea son téléphone, et se tourna vers Christophe Chu, avec un rictus mielleux :
-Bien ! Nous allons juste voir un médecin pour la traditionnelle visite, puis vous passerez une bonne nuit à l'hôtel Régent Petite France, aux frais du Racing, bien entendu ! Evitez l'excès de vendanges tardives, les choses sérieuses commencent dans moins de 15 jours, avec la reprise !

Christophe Chu croyait comprendre ce qui était en train de se produire. Il n'osa cependant pas protester davantage, et décida de laisser la situation se clarifier d'elle-même. Et, après tout, une ou plusieurs nuits en pension complète dans un hôtel de prestige ne se refusent pas.
Mais, au préalable, il fut conduit par son désormais entraîneur auprès du docteur Deramaix, médecin attitré du Racing. Cette étape pouvait encore le priver des plaisirs qui lui tendaient les bras, tant Christophe savait ne pas pouvoir faire illusion.
L'affaire fut vite expédiée ; le praticien, martial, ne perdait pas de temps en circonlocutions, et mena tambour battant la batterie de tests physiques. A l'issue de la séance, le docteur Deramaix jeta, sans détour :
« Il est complètement nul. En bonne santé, mais complètement nul. Pas de muscles, pas de puissance cardiaque, pas de souffle, pas de tonicité. Magino, votre attaquant vedette ne pourrait même pas suivre en CFA. Mais bon, je le déclare apte.
-Mais enfin, vous venez de dire qu'il n'est bon à rien, protesta l'entraîneur, atterré. Vous ne pouvez pas le déclarer apte ! L'inaptitude physique était la seule possibilité de le renvoyer chez lui sans créer de scandale!
- Ce n'est pas mon problème, trancha le médecin. Sportivement, c'est un recrutement stupide. Médicalement, il est sain, et, juridiquement, je suis assermenté. Vous le gardez jusqu'à ce qu'un autre club vous en débarrasse, point final.
- N'êtes-vous sûr que l'on ne puisse rien faire ? implora Jean-Pierre Magino. N'y a-t-il aucun moyen d'arranger la situation d'ici à la fin du mois de juillet ? Disons, un adjuvant, un complément alimentaire ?
- Un produit dopant, pour être clair, tonna le docteur Deramaix. Non Monsieur, et je ne prescrirai jamais de telles choses, sachez-le. La seule mixture que j'aie jamais administrée, c'était une composition artisanale à base de produits naturels.
- Et, ça a marché ?
- Je m'y engage, répondit le médecin avec hauteur. C'était une recette des anciens de mon village, que m'a transmise mon grand-père. Elle servait à revigorer les ouvriers agricoles un peu mous du genou, de gré ou de force. Après avoir bu cet élixir, je ne sais pas ce qu'il se produisait, mais il fallait voir, ils voltigeaient littéralement aux champs !
- Pourriez-vous m'en préparer ? demanda Jean-Pierre Magino.
-Certainement pas, rétorqua le médecin. Mais je vais vous donner la liste des ingrédients. Vous la préparerez vous-même. J'en ai assez d'être le témoin de vos turpitudes.
Le technicien strasbourgeois s'empressa de lire le mot du médecin une fois sorti du cabinet. Il faillit tomber à la renverse. Luzerne, jus de betterave frais, pétales de pavot médicinal, bouillie de fougères, échalote, blanc d'oeuf : là où il s'attendait à devoir partir à la quête de quelque rareté, d'un produit excessivement coûteux et fragile, de molécules de synthèse, il se retrouvait, en définitive, simplement contraint à une petite virée à la campagne ! Etait-ce vraiment si simple ?
Soit. Un appel chez des amis champenois, région de production de tous les végétaux requis et dans laquelle il avait exercé avant d'être appelé à Strasbourg, et, en une dizaine de jours, la potion serait disponible. Ce qui fut fait.
Pendant ce temps-là, Christophe Chu compensait chaque tour de la Grande Ile effectué au pas de course par une bouteille de pinot gris sélection de grains nobles, payé à l'hôtel Régent par l'intendance du Racing. Il avait donné son congé à son employeur, lequel, pour prix de son silence, avait reçu de Francis Martinet une loge gratuite pour l'ensemble de la saison inaugurale de l'Eurostadium, et mena grand train une décade durant, dilapidant l'avance consentie sur le salaire, dérisoire dans le monde du football mais mirobolant pour le commun des mortels, initialement alloué à son quasi-homonyme et sosie Krzystof Szut. Par ailleurs, Chu était un fils unique adoré par sa maman, ne comptait que peu d'amis, et n'était guère connu que de ses collègues de travail, principalement travailleurs immigrés domiciliés à Kehl ; en ajoutant le fait que les journalistes n'allaient pas se déjuger après leur annonce en fanfare du 13 juin, le staff voulait croire que le secret serait bien gardé, le temps de faire quelque chose de ce Christophe Chu. Une remise de maillot vite expédiée, devant des média peu regardants, vint corroborer cette analyse.
L'imposture faillit pourtant s'effondrer lorsqu'un soir, alors qu'il offrait sa tournée de friesengeist aux Aviateurs, il fut abordé par Monsieur Panama, le président des Supporters du Racing. Après l'inévitable demande d'autographe sur le revers de son célèbre chapeau, et la tout aussi inévitable logorrhée ponctuée de « je », de « moi » et de « nous » de majesté, visant à démontrer que sans lui, pas de Racing, pas de stade de la Meinau ni d'Eurostadium, et, plus généralement, pas de vie intelligente à la surface de la Terre, Monsieur Panama affecta de s'intéresser à son infortuné interlocuteur, en lui posant des questions sur la Pologne. Christophe ne savait quoi répondre, et improvisa, inventant n'importe quoi, et faisant des phrases courtes en bafouillant énormément. Heureusement, face à un homme comme Monsieur Panama, qui n'avait que faire de la parole d'autrui, ce laconisme, cette réserve s'avéraient on ne peut plus appropriés. Une flambée de friesengeist vint rapidement clore l'ébauche de dialogue, Panama reprit la parole pour ne plus la rendre, et tout cela fut très bien.
Cette vie rêvée prit fin brutalement, avec la convocation au premier entraînement de la saison 2014-2015, pour quelques semaines encore sur l'ancien site de Jean-Nicolas Muller.
Dès son arrivée, Christophe comprit qu'il ne ferait plus guère longtemps illusion. Bien que péniblement sauvé de la relégation en National lors de l'ultime journée, le Racing n'en restait pas moins un club professionnel, doté d'un effectif de sportifs professionnels. A côté de l'importe quel joueur, même le moins prêt, même le plus fêtard, Chu dépareillait, il ressemblait à ce qu'il était : un anonyme, un sportif du dimanche une fois par mois les mois d'été.
S'il donna le change quelques minutes lors du premier décrassage, il fut rapidement lâché, en compagnie, fort heureusement pour lui, du capitaine Gilles Goudjohnsen, qui souffrait ainsi depuis des années, sous les lazzis du public mais l'étonnante indifférence du staff. La suite tourna au calvaire pur et simple. Il fut successivement incapable d'enchaîner les appuis entre les plots, de prendre le ballon au plus maladroit de ses coéquipiers, de cadrer un coup franc, de maîtriser un centre, et même de tirer un penalty.
La tête basse, Christophe regagna les vestiaires sous les huées des supporters, les regards navrés des journalistes, et le dédain ostensible de ses coéquipiers, à l'exception du capitaine Goudjohnsen qui semblait sourire tout en le réconfortant. Chu se changea dans un silence de cathédrale, seul dans un recoin. Puis Magino entra. Contre toute attente, au cours de son débriefing, il n'eut pas un mot pour sa nouvelle recrue si défaillante, se contentant de proférer les banalités d'usage pour une séance de rentrée : « La route est droite mais la pente est forte », martela-t-il à trois reprises. Pour illustrer son propos, il annonça pour le lendemain matin une séance de randonnée dans les Vosges.
Avant de libérer Christophe Chu, Jean-Pierre Magino le prit à part dans son bureau. Aucune remontrance là encore ; le technicien, sans un mot, ouvrit un placard, et en sortit une imposante bonbonne remplie d'un liquide boueux.
« Je te donne cette potion. C'est un fortifiant. Je veux que tu en prennes une gorgée avant chaque effort, en entraînement comme avant les matches. C'est un ordre. A demain, 6h30 sur le parking de l'Eurostadium. »
En sortant du stade avec sa bonbonne sous le bras, il tomba sur Gilles Goudjohnsen, dans sa Porsche rouge. Ce dernier lui proposa de le rejoindre dans la soirée à la discothèque le Chalet. Négligemment, Christophe accepta.
Ce fut une soirée festive, arrosée, libre. Christophe se déhancha, trinqua, dansa. Les heures défilèrent entre la piste de danse et les canapés zébrés, entre l'observation des glaçons au fond du verre de double scotch et les tentatives pour croiser un regard féminin. Et cela dura jusqu'au petit matin.
Le petit matin. Le problème. Et tandis que Gilles Goudjohnsen conservait son air inexpressif en déclarant qu'il rentrait se coucher, Christophe fut pris d'une soudaine panique. Pas le temps de dormir, de récupérer, et de cuver l'alcool ingéré, il fallait enchaîner, et se rendre au lieu de rendez-vous. Il appela un taxi et se fit conduire au lieu de rendez-vous.
Il y parvint avec une heure d'avance. Après le départ du taxi, il se retrouva seul. Il faisait doux, le soleil était en train de se lever. Il avisa un lampadaire, s'y adossa en s'asseyant sur le sol, et s'endormit.
-C'est bien d'être le premier arrivé, mais pensez-vous vraiment être en tenue pour aller dans les Vosges ?
La voix pincée de Jean-Pierre Magino suffit à extirper Christophe de son sommeil pourtant profond.
-Les autres ne sont pas encore là. Tenez, j'ai une tenue de rechange, prenez-là. Avez-vous pris votre élixir ?
-Euh... oui, bredouilla Christophe. Oui, je l'ai bue avant de venir.
-Curieux, cela vous donne une haleine de whisky. Mais je vous crois, il n'y a qu'à vous voir, vous vous êtes fait une bonne suée on dirait. Ce sont les principes actifs qui font leur oeuvre.
Chu ne répondit rien, comme à son habitude. Il laissait dire, il abandonnait son sort à la suite des événements.
Les autres joueurs rejoignirent le lieu de rendez-vous, sauf Goudjohnsen. Le car du Racing prit alors la route en direction du massif vosgien. Seul sur sa banquette, protégé du reste de l'équipe par la musique rock crachée dans ses oreilles, Christophe priait pour que son capitaine le rejoigne directement, histoire qu'il se sente moins seul.
Mais, sur le parking du Père Joseph, il n'y avait point de Porsche rouge. Et, effectivement, Christophe allait passer une journée seul au-delà de ses prévisions.
Sitôt les paquetages distribués, l'entraîneur donna le signal de départ. Au programme : randonnée commando dans les montagnes, nuit passée sous la tente quelque part sur les sommets avant une redescente au sprint au petit matin. Magino donna une carte à chacun, et tourna les talons, expliquant qu'il les rejoindrait en hélicoptère mais que, dans l'immédiat, il avait envie d'une petite séance de quad.
Chu fut lâché par le groupe dès les premiers contreforts. Aucun joueur ne se retourna, ni ne se soucia de sa disparition. Seul au milieu des sapins, ses jambes grêles en feu, ses poumons en phase de décrassage accéléré des fumigènes de la discothèque, il gravissait le sentier à pas traînants, s'abîmant les orteils sur des cailloux qu'il n'était même pas en mesure de franchir.
Il en vint même à oublier toute idée d'orientation. On lui avait dit de marcher, il marchait. Quand, avec une heure de retard sur les autres, il atteignit un embranchement stratégique, il choisit de partir sur la droite, sans même un regard pour sa carte. Il n'eut même pas le sens critique nécessaire pour réaliser que le sentier de gauche montait sévèrement et laissait entrevoir les chaumes tandis que celui de droite, après quelques hectomètres de faux-plat sans quitter la forêt, plongeait vertigineusement vers on-ne-sait-où. Il dévala donc la pente, en s'étalant de tout son long plusieurs fois sur les racines et les souches. Une fois en bas pourtant, il se rendit compte que non seulement, il n'avait de toute évidence pas choisi le bon chemin, mais qu'en plus, il n'était même pas sorti du massif. Il avait atterri dans un creux, sans autre issue que le sentier qui l'avait amené là. Il entreprit de faire demi-tour, et la remontée jusqu'à l'embranchement fut longue, et plus pénible encore moralement que physiquement.
Les heures avaient passé, l'après-midi était bien entamée à présent, et Christophe avait depuis longtemps épuisé ses rations d'eau et de barres énergétiques. Il doutait qu'un quelconque appel au secours puisse aboutir en ce lieu perdu, et, en tout état de cause, son gosier était trop sec pour qu'il puisse produire le moindre son. A cent mètres environ du carrefour initial, il s'assit sur une souche, cueillit des fougères, et s'endormit d'un coup.
Deux heures plus tard, Jean-Pierre Magino, déposé en hélicoptère au sommet du ballon vosgien, fit le trajet descendant dans l'espoir de retrouver Chu avant la nuit. Mais une fois arrivé à la croisée des chemins, il ne le vit pas, et attribua le ronflement du joueur à l'activité de quelque bûcheron, dans cette région de scieries.
Christophe dormait d'un sommeil sans rêve, quand il ressentit une présence. Il ouvrit les yeux. Là, dans la pénombre, deux gouttes jaunes brillaient. Un feulement retentit. Il fut suivi d'une sorte de borborygme, émanant cette fois de la bouche de Christophe. Les gouttes jaunes disparurent aussitôt, dans un bruit de branches cassées. A défaut d'impressionner ses coéquipiers, Christophe avait au moins réussi à faire peur à un lynx.
Mais il n'avait lui-même fait qu'émettre un son correspondant à sa propre angoisse. Terrorisé, il ne pouvait se rendormir. Il décida alors de reprendre sa marche, à la lueur de la lune gibbeuse. Il remonta jusqu'à l'embranchement, et se laissa descendre jusqu'au chalet du Père Joseph.
Sur le parking, une Porsche rouge, et de la lumière dans la salle de restaurant. Il rassembla ses dernières forces et entra, pantelant.
La pendule indiquait minuit trente-cinq. Accoudés au bar, Gilles Goudjohnsen, une vodka-orange à la main, et Jean-Pierre Magino devisaient tranquillement.
« Ah, vous êtes là, l'interpella Magino. Qu'avez-vous encore fait ? Je vais devoir vous virer de l'équipe !
« Euh, j'ai vu des fougères, bredouilla Chu. Je crois que ce sont elles qui entrent dans la composition de votre fortifiant alors je vous en ai pris. »
Il sortit les fougères du sac. Magino les prit et n'ajouta rien. Il réserva une chambre pour les deux joueurs, mais seul Chu monta aussitôt.
Le lendemain, à sept heures, l'entraîneur entra précipitamment dans la chambre.
« Vite, vite, les autres vont arriver d'une minute à l'autre. Goudjohnsen, garde ton air fatigué, passe une tenue de randonnée et va mettre ta Porsche au garage. Tu expliqueras aux autres que tu as fait 15 kilomètres à pieds de plus qu'eux et que c'est pour cela que tu n'étais pas avec le groupe. Et lave-toi les dents jusqu'à l'oesophage pour enlever les relents d'alcool. Chu, pour toi c'est tenue de ville et surtout tu me laisses parler.
Une fois l'équipe rassemblée pour le petit déjeuner, Magino expliqua que Chu avait été piqué par des tiques dans les chaumes et qu'en prévention de la maladie de Lyme, il avait préféré redescendre. L'entraîneur loua le professionnalisme de son joueur avec une hypocrisie pontifiante qui ne trompa personne mais désarma les commentaires jusqu'au retour.
L'ouverture de la saison était désormais imminente. Chu but des litres de boisson fortifiante, sans effet particulier sur ses performances. Magino tempérait la colère de ses dirigeants, légitimement horrifiés par la situation, en leur donnant rendez-vous le 25 juillet, jour du match inaugural de l'Eurostadium et trentième jour de potion. Foi inébranlable ou acte désespéré, Magino décida d'aligner son protégé comme titulaire en attaque, à la grande fureur des autres candidats au poste qui ne furent apaisés que par la promesse d'une prime de match équivalente à celle des titulaires.
Ce matin-là, Chu et Goudjohnsen sortirent du Chalet plus tôt qu'à l'accoutumée, pour avoir l'air présentable sur la photographie souvenir de l'événement. Puis tout s'enchaîna : décrassage, briefing tactique, déjeuner diététique agrémenté, ce vendredi, d'une double ration d'élixir. Christophe ne profita même pas du temps de découverte des installations du nouveau stade, et de l'arrivée progressive des 45 000 personnes dans les gradins. Comme à son habitude, il manifestait l'envie de mettre fin à son imposture mais sa lâcheté et sa vanité l'empêchaient de prendre toute initiative digne. Il attendait que la catastrophe se produise, elle l'attendait pour ce soir, mais il se révélait incapable de faire la seule chose capable de la limiter : fuir, rentrer chez lui, et reprendre sa vie terne d'avant.
Enfin, les équipes firent leur entrée sur le terrain. Sa mise à mort pouvait commencer. Déjà écrasé par les dimensions du terrain d'entraînement de Jean-Nicolas-Muller, Christophe se demandait si l'Eurostadium mesurait deux kilomètres d'un but à l'autre, ou si lui-même avait rétréci à la taille d'un insecte. Sous son maillot trop large, il transpirait d'abondance mais sa peau était comme grêlée par la chair de poule. Il cherchait désespérément un regard réconfortant de Gilles Goudjohnsen, mais ce dernier ne put rien lui rendre de plus qu'un sourire niais surmonté de deux billes vitreuses.
L'arbitre siffla le coup d'envoi. Christophe fut immédiatement dépassé par le rythme du match. Incapable de repli défensif mais trop lent pour réceptionner les passes en profondeur à son intention, il fut rapidement ignoré par ses coéquipiers. Quand enfin il reçut la balle à l'injonction de son entraîneur, pour le coup d'envoi après un premier but adverse, il marcha sur le ballon et fut la cause d'un second but. Puis, présent sans fonction particulière dans sa surface lors d'un corner, il trompa son propre gardien.
Face à une telle humiliation, il fit signe à Jean-Pierre Magino qu'il devait sortir. Ce dernier, se rendant à l'évidence, se tenait prêt à opérer le changement inéluctable, tandis que Suzanne Glanschwink, la chargée de communication du Racing, rédigeait à la hâte des éléments de langage en vue du point presse d'après-match. Christophe se rapprocha de la ligne de touche, pour quitter le terrain au plus vite à la première interruption de jeu. Un ballon dégagé à la hâte par Gilles Goudjohnsen, dans sa direction mais qui allait largement sortir, lui en fournit l'occasion : il décida de ne rien faire pour intercepter cette balle, de toute façon à deux mètres du sol soit trop haut pour ses capacités physiques.
C'est alors qu'il bondit de frayeur à la vue du lynx des Vosges, là, sur le terrain à trois mètres de lui, en train de courir dans sa direction. Il sauta et fit une cabriole pour l'éviter. Son pied toucha le ballon, qui repartit dans le terrain. Il retomba lourdement, nez contre la pelouse. Il ne vit pas que la balle avait fini son vol dans le but adverse, pas plus qu'il ne réalisa qu'il n'avait pas été retrouvé par un lynx vengeur, mais que la créature en question n'était qu'un vulgaire chat égaré par on ne sait quel mystère dans une enceinte sportive flambant neuve.
Jean-Pierre Magino ne pouvait plus faire sortir un joueur ovationné par un stade hilare, et lui intima l'ordre de rester en jeu. Christophe n'était pas d'accord, et comptait en rester là. Quelques minutes après, le ballon lui parvint par inadvertance. Il décida de s'en débarrasser et shoota de toutes ses forces. But ! Plus tard, son troisième ballon finit dans les filets adverses avec l'aide d'un corbeau.
« Ca a marché, ça a marché », criait Jean-Pierre Magino sur son banc. A l'entrée du vestiaire, le docteur Deramaix bombait le torse.
Elu homme du match, Christophe Chu alla pavoiser devant les journalistes et, si le vestiaire lui demeurait hostile, il n'en alla pas moins fêter son insolente réussite avec son compère Goudjohnsen.
Les semaines suivantes furent en tous points identiques Chu ne progressait ni physiquement ni techniquement, mais buvait consciencieusement sa double rasade de potion. Et, le jour du match, malgré un nombre incalculable d'insuffisances et d'erreurs, il marquait un, deux, trois buts aussi improbables les uns que les autres. Cette contradiction commençait à agacer et même à intriguer. De son côté, Magino et le docteur Deramaix gardaient scrupuleusement leur secret, mais les besoins d'ingrédients pour assurer la double dose de potion commençaient à poser des problèmes logistiques aux deux hommes.
A l'automne pourtant, il enchaîna les matches calamiteux, avec, en point d'orgue, la rencontre du 5 décembre, où il marqua à trois reprises oui, mais... contre son camp. La presse commençait à s'interroger sur cette étonnante baisse de régime mais, du côté du service commercial qui tenait les comptes du nombre de T-shirts vendus, l'on pouvait témoigner avec satisfaction du maintien de sa cote auprès du public.
Le vendredi 12 décembre, alors qu'il s'apprêtait à assister au match, l'ancien ailier Gilbert Friedrich ressentit une douleur à la hanche. Il se rendit seul à l'infirmerie pour demander un antalgique, et tomba sur le docteur Deramaix en train d'administrer à Chu sa double ration de potion. Il fit semblant de n'avoir rien vu, et accepta sans un mot les bredouillis du médecin, lequel évoqua une boisson isotonique non dopante. Il prit son antalgique et sortit du dispensaire.
De son côté, Chu souffla : « il était moins une !
« Oui, répondit Deramaix. Il ne faut pas que votre traitement soit divulgué, et n'oubliez pas que le vrai Szut existe. Dopage et usurpation d'identité, nous pourrions collectivement prendre cher si tout cela était rendu public !
Tenez, je vais prendre aussi de cet élixir, car je crois que je fatigue. Figurez-vous que je viens de voir le visage de Friedrich au fond de mon étagère à médicaments, juste là près du mur! »
Tout se déroula comme prévu, et Christophe mit accidentellement deux buts ce soir-là. Sa science du placement erratique avait eu raison des schémas défensifs adverses.
Comme tous les vendredi de match victorieux, il partit célébrer sa victoire avec Goudjohnsen, et se fit déposer au petit matin non chez lui dans sa nouvelle maison d'Illkirch, mais à l'hôtel Régent Petite France.
Malheureusement, le lendemain midi à son réveil, l'accident domestique qui devait mettre fin à sa carrière se produisit.
Au moment de se déshabiller, Christophe crut apercevoir, sur le carrelage mural blanc de sa salle de bains, le visage espiègle de Gilbert Friedrich. Il pensa alors au docteur Deramaix, et, avant d'entrer dans sa baignoire, but une rasade d'élixir conservé dans son sac de sport. Il enjamba le rebord... et chuta en se fracturant les os.
Etrangement, alors que, certes, il hurlait de douleur, mais dans une suite isolée et parfaitement insonorisée, le room service de l'hôtel Régent Petite France survint avec un parfait à-propos. Il fut conduit à l'hôpital de Hautepierre qui le soigna efficacement, mais ne put, malgré des litres d'élixir par ailleurs et les pressions confraternelles du docteur Deramaix, lui donner l'autorisation médicale de reprendre un sport de haut niveau.
Christophe ne chercha pas à comprendre ce qui lui était arrivé, persuadé qu'il s'agissait là d'une bête chute liée à la fatigue de la veille et de son énième virée nocturne avec Gilles Goudjohnsen. On raconte que le personnel de l'hôtel a découvert que le fond de la baignoire était maculé de lubrifiant intime, alors que, malgré ses excès nocturnes en discothèque, Chu rentrait toujours se coucher seul. Des rumeurs circulèrent un temps, puis l'on oublia cette affaire. La vie du Racing continuait, égale à elle-même : tragi-comique.

Le quasi-passe-muraille.

En réalité, ni le docteur Deramaix, ni Christophe Chu n'avaient enregistré de coup de fatigue. Ils avaient bien été observés à travers les murs par Gilbert Friedrich, l'idole de toute une région, l'ailier gauche du titre de 1979.
Après avoir, pendant des années, perforé toutes les défenses de France, Gilbert Friedrich avait connu une grande réussite professionnelle. Sa reconversion, depuis la fin des années 1980, avait été un modèle du genre. Personnage public incontournable en Alsace et singulièrement à Strasbourg, il pouvait à juste titre être considéré comme juste après Henry Schulmeister en tant que symbole de la grandeur du Racing de 1979, damant médiatiquement le pion à ses coéquipiers pourtant au moins aussi méritants que lui, et devant l'ancien président Charles Schuhansen. Déjà à l'époque, il savait avant tout le monde trouver les mots auprès des journalistes, il savait négocier pour lui-même le salaire le plus élevé, juste quelques milliers de francs au-dessus de celui des autres vedettes, à une époque où le secret des contrats était pourtant bien gardé.
Gilbert Friedrich avait un secret. Il disposait du don de franchir les murs par la seule force de sa volonté. Il pouvait ainsi éviter de prendre la porte pour entrer dans une pièce, ce qui était bien pratique pour faire le mur de l'hôtel pendant les déplacements pour rejoindre une compagnie plus galante, ou pour entrer dans le bureau de Schuhansen fermé à double tour pour y connaître en avant-première toutes les décisions présidentielles. Cette aptitude était certes limitée aux lieux appartenant au Racing, ou en rapport avec lui, et fonctionnait en tous lieux dès lors qu'un salarié du Racing s'y trouvait. Mais cela était déjà bien pratique. Il mena ainsi une fructueuse carrière dans le monde du football et goûta même à la politique dans les années 2000 à l'instigation de Hubert Ganteaume. Seul ce dernier connaissait d'ailleurs le don incroyable de l'ancien footballeur professionnel, un don malheureusement de peu d'utilité dans la gestion des affaires publiques au cours d'une période 2001-2008 sans grand relief pour le Racing.
Le 13 décembre 2014 donc, Gilbert Friedrich fit le passe-muraille pour mettre fin à l'imposture de Christophe Chu. Car c'est bien lui qui aspergea la baignoire de l'infortuné joueur avec du lubrifiant génital. Il en conçut une telle fierté qu'un jour nouveau s'ouvrit à lui. Il avait toujours utilisé son pouvoir à des fins personnelles, pour servir son ambition ; désormais, il le mettrait en oeuvre pour faire régner la justice au sein du Racing.
La première mission qu'il se fixa n'était pas vile, puisqu'il décida d'enquêter sur la véritable architecture des pouvoirs au sein de l'actionnariat et de la présidence du Racing. Rien de moins ! A ce moment-là, l'actionnaire majoritaire était le magnat ukrainien Dimitri Upfenvanken, et, toujours en poste depuis dix ans, Francis Martinet tenait la présidence de manière fort démonstrative. Mais, en grand connaisseur des rouages du club, Friedrich soupçonnait l'existence d'un organigramme plus officieux. En particulier, deux personnages d'apparence secondaire retenaient toute son attention.
Le premier, Massimo Tortellini, dit Monsieur Panama du fait de son éternel chapeau beige, dirigeait l'Union Démocratique des Supporters du Racing, l'UDSR, depuis le départ de la présidence de Charles Schuhansen, sans que personne ne se souvienne comment un tel individu ait pu être choisi pour personnifier ceux qui sont l'âme d'un stade. Panama ne parle en réalité jamais du Racing, jamais des supporters. Il parle sans arrêt de lui-même, n'adresse la parole en public qu'aux membres dirigeants du staff, et fait passer ses messages aux joueurs et aux associations affiliées à l'UDSR au cours de rendez-vous interlopes. Gilbert, qui trouvait néanmoins le personnage attachant et ne croyait pas à sa malhonnêteté, se résolut à le surveiller lors de l'assemblée générale des actionnaires, mais davantage pour ôter tout soupçon que pour découvrir des choses inavouables. Monsieur Panama aimait les honneurs, et en cela il était servi, plus que l'argent.
La seconde, Suzanne Glanschwink, maîtresse de la communication du Racing, s'avérait autrement plus difficile à cerner. Cette femme revêche concentrait bien davantage de pouvoir que sa place dans la hiérarchie ne devait lui en procurer. Personne ne la connaissait réellement en-dehors de Francis Martinet et Dimitri Upfenvanken, sur lesquels elle semblait dotée d'une influence certaine. Cette femme inquiétante devait dissimuler bien des secrets, pensa Gilbert.
Il résolut de passer à l'action le 7 janvier 2015, date de la première assemblée générale de l'année. Il lui suffirait d'arriver discrètement, en avance, et, en franchissant les murs de l'Eurostadium, d'écouter les conciliabules préalables à la réunion de façade, histoire de voir qui commande, et à qui profite le marasme dans lequel le club est plongé depuis dix ans.
Son plan faillit être compromis lorsqu'à Noël, il dut subir en urgence la pose d'une pièce en titane en bas du dos pour soutenir ses articulations usées prématurément par les efforts consentis durant sa carrière de footballeur professionnel. L'opération fut un succès total et il put remarcher rapidement, en étant à peine diminué.
Le jour dit, il se présenta à l'entrée VIP de l'Eurostadium avec une heure d'avance, prétextant de son opération récente pour s'installer le plus confortablement dans un des salons de réception plutôt que dans la salle du conseil d'administration. Il choisit ce salon à dessein : l'un des murs, orné d'une galerie de portraits, dont le sien, des grands anciens qui ont fait la gloire du Racing, est contigu au bureau de Francis Martinet. Le personnel l'avait évidemment reconnu et ne posa aucune question, lui-même leur demandant de ne pas déranger le président pour lui. Il s'assura que personne n'entrait derrière lui, puis il passa le visage, puis une partie de son corps, à travers son propre portrait, jusque dans le bureau de Martinet.
Ce faisant, il bouscula légèrement quelques classeurs, car, de l'autre côté du mur, se trouvait l'étagère remplie de livres comptables poussiéreux de Francis Martinet. Fort heureusement, les présents dans la pièce ne remarquèrent rien, et, à travers le fin espace créé entre les classeurs, il put observer une scène incroyable.
Francis Martinet était agenouillé, en costume-cravate, pris de déhanchements incontrôlés. Derrière lui au contraire, Dimitri Upfenvanken se tenait figé, totalement inexpressif, mais manifestement en transpiration. Sa peau semblait luisante comme un métal poli.
Une voix épouvantable retentit alors.
« C'est parfait, cet imbécile de Christophe Chu qui était protégé par ce chat de malheur est neutralisé, et ce dernier a été isolé dans un village loin de l'Eurostadium. Vous n'y êtes pour rien, j'en suis fort contrariée, moi la Grande Suzanne Glanschwink ! Vous avez échoué Martinet, cela mérite un châtiment.
Martinet se tordit de douleur, mais en même temps il semblait surjouer cette douleur. Friedrich, pétrifié, ne bougea pas. Il discerna, sur sa gauche, un visage hideux, barré de deux yeux injectés de sang, et encadrés par un casque de cuir noir assorti à une combinaison de la même matière: Suzanne Glanschwink ! Qu'était-ce donc que cela ?
Celle-ci reprit la parole : « Je ne vous fouetterai pas car vous êtes trop faible. C'est votre châtiment parce que vous êtes venu me trouver dans ce but, et la pire chose à vous faire est de refuser de vous donner ce plaisir.
- Mais si, mais si, j'ai été méchant, je le mérite !, gloussait Martinet, pleurnichard.
- Assez! Le club va pouvoir reprendre sa lente agonie. La corruption des foules va s'accentuer. Les Strasbourgeois vont sombrer dans la médiocrité, dépenser toujours plus pour assister à leur propre décadence, et ce sera vous le responsable.
- Ouiiii, je suis un moins que rien, gémit Martinet.
- Pour commencer, pour 2015, vous allez annoncer au Conseil d'Administration que vous allez recruter 11 Christophe Chu, que vous paierez à prix d'or. Bien entendu, ce sera le Christophe Chu ordinaire, celui qui n'aurait pas sa place en division 4 départementale. Pour le budget, Dimitri se portera garant auprès des banques, l'argent, quand il n'y en a plus, l'on peut toujours en fabriquer, n'est-ce pas Dimitri ?
Alors, Dimitri Upfenvanken opina de la tête, et posa sa main sur le crâne de Francis Martinet. Il en laissa échapper plusieurs billets de 500 euros jusque-là dissimulés dans sa manche.
«Le président, un pauvre type soumis! L'actionnaire, un voyeur ! La chargée de communication, une dominatrice sado-masochiste ! songea Friedrich, tremblant d'effroi. Voilà pourquoi le Racing n'est pas un club comme les autres... L'échec et la destruction du club ne doivent donc rien au hasard ! La décadence est dans les murs !
Gilbert entendit quelqu'un arriver dans son dos, aussi il préféra se retirer et regagner son fauteuil. Mais un problème inattendu survint : il ne réussit pas à s'extraire du mur. Il se trouvait coincé ! Il passa les mains, la tête même en se tordant, mais son corps restait bloqué au niveau du sacrum.
« La pièce en titane, songea-t-il.
Il ne bougea plus. Le tronc dans le bureau de Martinet, les jambes et les fesses dans le salon de réception, il attendait à voir son secret éventé.
La porte s'ouvrit. A sa grande surprise, il reconnut la voix de Hubert Ganteaume, censé avoir quitté Strasbourg à tout jamais, puis celle de Monsieur Panama. Celui-ci s'exprima en premier :
« Mais qu'est-ce que cette horreur dans le mur, à la place du portrait de Gilbert Friedrich ?
-C'est une sculpture moderne, on dirait une sorte de corps indéterminé comme l'est la Ligne Indéterminée de Bernar Venet, place de Bordeaux.
- Tout de même, à la place du portrait de l'ailier de 1979, c'est un sacrilège !
- Remarquez Monsieur Tortellini, il ressemble assez au Gilbert d'aujourd'hui, avec ce fessier énorme !
- Oui Ganteaume, vous avez raison.
Et les deux partirent d'un fou-rire inextinguible, au grand dam de Gilbert, qui n'avait pas besoin de ce genre d'humiliation supplémentaire. Au moins n'était-il pas démasqué.
Puis, alors que le bureau de Martinet était déserté, il écouta Ganteaume et Panama discuter. Le premier, qui venait de signer la vente de sa maison de la Robertsau et quittait la région pour une destination connue de lui seul, avait proposé à Panama d'organiser une tombola auprès des supporters pour attribuer au gagnant la place en loge que Ganteaume laissait vacante. Panama renâclait car il aurait voulu attribuer ladite place à une personne choisie par ses seuls soins, mais Ganteaume insistait, insistait. Panama finit par accepter, mais en contrepartie de la récupération de l'abonnement de Ganteaume à l'opéra, dans le parterre réservé aux personnalités.
Francis Martinet vint alors chercher Panama pour lui faire part en avant-première de sa politique d'achat de joueurs pour 2015. Encore bouleversé, il ne remarqua pas le fessier protubérant dans le mur.
Hubert Ganteaume se retrouva seul. Enfin, presque. Mais lui le savait.
« Bonjour Gilbert !, tonna-t-il
-Hubert, je suis coincé, aide-moi !
- Tu ne m'as guère aidé quand je présidais la communauté urbaine, tu ne m'as guère aidé non plus quand je tenais la chance de ma vie d'accéder à l'Assemblée nationale.
- Mais je ne pouvais pas ! Je ne franchis que les murs en rapport avec le Racing !
- Schuhansen m'a pourri la vie toute ma carrière, comme il t'a pourri toi et ton ami Schulmeister, il a continué toutes les années 2000 et jusqu'à l'an dernier, mais tu n'as jamais rien fait contre lui ! Et maintenant, je dois fuir Strasbourg comme un voleur, et tu voudrais que je t'aide ?
- S'il te plaît, tu parles à mes fesses là !
- Ah, ta tête n'est donc pas malade alors, très bien très bien, je vais t'aider.
Hubert Ganteaume prit son élan, et, d'un magistral coup de pied, frappa le derrière de Gilbert Friedrich. Un craquement retentit, suivi d'un fracas épouvantable.
Ganteaume partit dans l'autre pièce. Friedrich y gisait, enseveli sous une étagère, dans un fatras de documents épars. Le mur était percé d'un trou irrégulier, large comme une pièce de deux euros et point de départ de nombreuses craquelures. En revanche, de l'autre côté, la toile du portrait n'avait curieusement pas souffert, seule la cloison en placoplâtre, dissimulée par le tableau côté salon, avait été percée.
Il l'aida à se relever, et, ensemble, ils remirent l'étagère et son contenu en place.
Friedrich serra la main de Gauteaume, et celui-ci partit, sans un mot ni un regard pour son ancien ami.
Gilbert se retrouvait seul dans le bureau de Martinet. L'heure du Conseil d'administration approchait : que pouvait-il faire pour dénoncer ce qu'il savait, et devait-il le faire sans être pris pour un fou ? Le bureau de Glanschwink étant contigu de l'autre côté, il pensa immédiatement à y passer une tête sans passer par la porte d'entrée, ce qu'il fit aussitôt, en prenant bien soin de se placer au niveau du fond de la pièce et le plus bas possible, là où il avait des chances d'attirer le moins l'attention en cas de présence dans le bureau.
Son calcul fut bon, puisqu'il traversa la cloison pour se retrouver tête la première dans un grand placard mural. En revanche, le contenu de ce placard lui révulsa l'estomac, et il poussa un hurlement.
Le placard était rempli d'accessoires divers et d'objets dont l'usage est réprouvé par la morale. Il contenait aussi des piles d'articles de journaux retraçant les pires moments du Racing sur la période récente.
La chargée de communication qui cherche à créer de l'actualité négative pour son employeur ? Voilà qui est peu banal ! Il voulut alors se relever pour aller prévenir tout le Conseil d'administration. Ce faisant, son corps traversa une prise de courant, qui interagit avec sa prothèse en titane. Il était à nouveau bloqué.
La porte verrouillée du placard s'ouvrit, découvrant les yeux de sang de Suzanne Glanschwink, puis une main tenant un appareil d'autodéfense à impulsion électrique. La seconde d'après, Gilbert perdait connaissance.
Ce soir-là, la chargée de communication prit la parole après son président pour annoncer qu'une nouvelle attraction allait ouvrir ses portes : une galerie de cire représentant les gloires du Racing. Pour illustrer son propos, elle présenta au Conseil d'administration un exemplaire d'une ressemblance parfaite, représentant Gilbert Friedrich à la période contemporaine, en attendant une version 1979. Chacun regretta l'absence de l'intéressé, sans doute parti avec Hubert Ganteaume d'après Francis Martinet. Quelqu'un déplora tout de même le manque de finition du modèle, encore pris dans sa gangue de matière première à hauteur des hanches, et sa représentation endormie.
Heureusement pour Gilbert, le conseil vota contre le projet. Pour le plaisir, Glanschwink le replaça au mur du bureau de Martinet, fit replâtrer la cloison, et, pendant plusieurs jours, lui assigna le même rôle que Dimitri Upfenvanken, celui de témoin de sa perversion dominatrice. Mais Friedrich ne pouvait parler sans éventer son propre petit secret ; elle le libéra donc.
Et, en effet, Gilbert Friedrich ne dit rien de tout cela, et assista, impuissant, à la chute de son club de toujours. On disait de lui que ses chevilles l'empêchaient de passer les portes, et, désormais, son dos l'empêchait de franchir les murs. Il se tourna alors vers ce qu'il savait faire de mieux, revenir vers les jeunes, vers la base, vers les terrains amateur où les gradins ne masquent pas la vraie vie alentour.

Commentaires (0)

Flux RSS
  • Aucun message pour l'instant.

Commenter

Flux RSS L'activité paranoïaque critique est une forme organisatrice et productrice de hasard objectif

romeocrepe

Voir son profil complet

Chargement... Chargement...