Mehdi Keller n’y comprend rien

Note de contexte : Le Commissaire Zorky et son fidèle adjoint Dattel résolvent depuis 2012 de sombres affaires para-footbalistiques sur Racingstub.com. Le Commissaire Zorky ne se déplace jamais sans son pardessus couleur mastic (un Mackintosh, évidemment), sa pipe et une pluie crachotante qu’il ne remarque plus. L’inexplicable odeur de chien mouillé qui l’entoure ne le dérange pas, ses fosses nasales étant protégées par une épaisse moustache grisonnante du plus bel effet. Son adjoint, le fidèle Dattel, trimballe son morne physique dans les basques du Commissaire. Un béret le protège de la pluie sus-nommée mais ne fait rien pour sa popularité auprès des cercles postmodernes soucieux des apparences. Ceci dit, grâce au brio avec lequel ce duo de cerveaux peut démêler les affaires les plus sordides, un lien très fort s’est noué avec un lectorat de jeunes fans, souvent épris de football, qui n’hésite pas à les solliciter par voie postale afin de tirer au clair de sombres mystères. Pour fixer les idées et planter le décor, songez aux enquêtes de Bougret et Charolles dans la Rubrique-à-brac de l’irremplaçable Gotlib, transportées à la Nuée Bleue.

Il est 7:59 au Commissariat de la Nuée Bleue, le Commissaire Zorky monte l’escalier qui le mène à son bureau. La pipe fumante vissée au coin de la bouche il songe à la noirceur de l’âme humaine qui va très certainement lui livrer une abjecte affaire à démêler dans laquelle le sordide le dispute à la bassesse de ce XXIème siècle déjà déliquescent éthiquement et moralement.

8:00, il pénètre de son pas décidé dans l’office et lance un tonitruant “Bonjour Dattel ! Ca filoche ?“ à l’adresse de son fidèle adjoint qui sursaute et fait hâtivement tomber un catalogue Daxon tout corné sous son bureau en faisant mine de fouiller dans les pochettes éparpillées. “Ha, heu, bah, oui, ça biche patron, je, hum, faisait du rangement dans mes affaires… ha ah ha, ahem…”

 — Très bien très bien, dites-moi mon bon, quelle abjecte affaire à démêler, dans laquelle je soupçonne que le sordide le dispute à la bassesse, la noirceur de l’âme humaine nous a livrée aujourd’hui ?
 — Je, heu, lame quoi ? Non, je n’ai vu entrer personne, et certainement pas un couteau ou un sabre...
 — … Allons allons, ne vous faites pas plus idiot que votre accoutrement ne le laisse imaginer, c’était une personnification imagée…
 — … plaît-il ?
 — Non, ce que je vous demandais, Dattel, c’est quelle est l’affaire à résoudre aujourd’hui ?
 — Ha ! Oui, non, rien, enfin pas grand-chose, si, quand même, nous avons encore reçu une missive postale d’un jeune lecteur apparemment épris de football.

Le Commissaire arque un sourcil, comme ça (voir Figure 1). Ce geste (mais est-ce seulement un geste ?) anodin est l’apanage des grands héros, que l’on songe à Sean Connery, Nadal, OSS117 ou Carlo Ancelotti. “Mazette !”, se dit Dattel in petto à ce moment précis “Le patron quand même, quel type !”.

 — Hmm, faites m’en donc la lecture pendant que je compulse les pneumatiques de la préfecture. (Il tire sur sa pipe) Tiens, encore une interdiction de déplacement à l’encontre des supporters. Etonnant, d’autant qu’il n’y a pas de match. Visiblement on prend les mesures sanitaires très au sérieux dans notre République.
 — Alors voilà, kof kof, c’est le jeune Mehdi Keller qui nous écrit, je cite : “Cher Commissaire, je n’y comprends rien à ces histoires de championnat et de droits télé. À cause des clubs de nains bolchéviques mon coeur adoré, l’AS Monaco, depuis que j’ai arrêté d’être supporter de mon club de ma vie que j’avais avant, Chelsea, parce que papa ne veut plus payer l’abo Canal+, parce que Canal ils ont été méchants avec la Ligue pendant les négos des droits tévés, bref à cause de nains bolchéviques comme Metz ou Strasbourg l’AS Monaco ne peut pas rouler sur la L1 tous les week-ends. Je suis triste. N’y a-t-il pas une solution ? Pourquoi pas une ‘super league’ de clubs chouettes, avec Monaco dedans? Aidez-moi. Mehdi.”

La Super League, une sale affaire

 — Hé bien ! En voilà du désespoir, de la noirceur d’âme humaine et de la bassesse qui le dispute au sordide, ou l’inverse. Ses parents veulent résilier l’abonnement Canal ? Qui a le droit ? Qui a le droit d’faire ça, à un enfant ? Si vous me permettez de citer le poète.
 — En tout cas, ils n’ont pas les droits tévés patron ! Hin hin hin.
 — Ho oh ho, très bon mon bon, keuf keuf (de petits nuages de fumée s'échappent en staccato des narines du Commissaire, prenant étonnamment la forme du bretzel de la Marque Alsace™). Cette famille Keller m’a l’air tout à fait dysfonctionnelle, je leur foutrais bien la DDASS au cul rognitdiiu.
 — Ceci dit, sale affaire patron, et les indices sont maigres. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de Soupeur U ?
 — Ze Syoupeur League Dattel, pas le Super U, intéressez-vous un peu au capitalisme triomphant qui règle nos vies…
 — Non, patron, là je suis démuni, je ne vois pas. C’est en rapport avec les RTT ?
 — (soupir, paternaliste sans être condescendant) Bon, Ze Syoupeur League c’est l’idée de quelques barons du football européen qui essayent de retirer l’infime part d’aléa sportif que recèlent encore les rencontres des grands clubs du continent.
 — Ils truquent les matchs ?
 — Oui, bien sûr, Chelsea-Real ou l’inverse, tout est truqué, mais ça, ce n’est pas nouveau. Ce n’est pas ça la Syoupeur League. Non, ils ont voulu pousser la mécanique de la financiarisation du football jusqu’à son aboutissement logique : une ligue fermée avec uniquement des matchs “de gala”. Les mecs se sont dit que les gens voulaient voir des Harlem Globe Trotters à tous les matchs et pas des matchs. Du cirque avec des stars sur-dopées qui font des acrobaties, on dit des triques, je crois, sur le terrain en claquant des vélocipèdes et des control-Z à tout bout de champ [2]. Ils étaient à deux doigts de mettre des cracheurs de feu et des montreurs d’ours pour rendre le spectacle plus attrayant pour les masses populaires.
 — Ha oui, une Super League c’est un peu ce qu’Holiday On Ice est au circuit de patinage artistique ?
 — Mais c’est exactement ça Dattel ! Vous avez de ces fulgurances inattendues par moments, c’est impressionnant, qui l’eut crû ? C’est dans ces moments que je me félicite de savoir passer outre votre apparence piteuse et de vous garder à mon service.
 — Mais du coup c’est super la Super League ! J’adorerais y aller ! Y’a de la barbapapa et des ballons “Bob l’éponge” ?
 — Non, y’a de la saucisse et les éponges sont sur le terrain, mais sinon c’est ça oui.
 — C’est génial ! Du coup pourquoi ça n’a pas marché ?
 — On pourrait croire que c’est parce que les gens veulent garder l’équité sportive ou une billevesée bisounours dans le genre, mais je ne vais pas vous faire l’affront de vous prendre pour un millenial, quoique, on pourrait s’y méprendre. Non, la réalité c’est que les gérants des clubs de l’élite de l'élite ont sous-estimé l’aigreur et la mesquinerie des “autres”, les petits clubs qui ont fait la gueule de ne pas être invités à la fête. Ces petits-là ont invoqué la Glorieuse Incertitude du Sport, Pierre de Coubertin, Michel Platini et tous ses saints. C’était évidemment une tartufferie, mais à défaut de talent et d’éthique ou de morale, ils avaient l’avantage du nombre. Du coup la Syoupeur League a capoté comme les fleets sur Twitter.
 — C’est méprisable, profiter du fait qu’ils sont plus nombreux pour bloquer la modernisation inéluctable du football. C’est odieux, c’est trop triste pour la barbapapa dans les tribunes. Affreux quand même, le peuple.
 — Très juste Dattel, vous êtes en forme, je ne sais pas ce qui se passe, je soupçonne que vous avez encore tapé dans le Guronsan.

Monaco, la ligue tout seul ?

À ces mots, le Commissaire réalise que l’enquête avance à grands pas, et qu’ils vont boucler cette affaire plus rapidement qu’une descente du TFC. Le jeune Mehdi Keller n’allait pas être déçu. La vista inhabituelle de Dattel alliée à sa propre sagacité, elle nettement plus coutumière, allaient laisser tout le temps nécessaire à un bon gueuleton au Sofitel. À cette pensée le commissaire Zorky réalise que le petit déjeuner est déjà loin, et qu’une collation s’impose.

 — On avance bien Dattel, faites donc mander Germaine, des sandouiches et une roteuse ne feront pas de mal. J’ai le gros intestin qui sonne creux.
 — C’est que Germaine est en arrêt patron, elle a chopé la tuberculose la semaine dernière en sécurisant la manif’ des antivax.
 — Oui, et ? C’est une raison suffisante pour manquer à notre devoir impérieux de faire régner l’ordre et le droit constamment menacés par le crime et la déréliction morale ? Vous croyez que les ruffians et les malfaisants prennent des RTT ? Ce manque de conscience me déçoit, et puis quoi, bientôt elle réclamera des primes pour travailler le dimanche ? Notre nation va à vau-l’eau. Avec de tels comportements il ne faudra pas s’étonner que la Lumière de la France ne guide plus la Civilisation. Vous allez voir que bientôt on va laisser tomber notre empire. On va finir par perdre Pondichéry et l’Indochine.
 — Faut pas demander la lune patron, de toute façon, depuis que les femmes ont le droit de vote plus rien n’est stable…
 — Les femmes votent ? Et puis quoi encore ? Arrêtez de divaguer, on n’est pas aux Amériques, c’est la France ici monsieur. Et puis tout ça ne va pas nous ramener les sandouiches, vous avez bien du cervelas ou un gendarme dans vos affaires ?
 — Un gendarme, c’est cocasse, dans un commissariat. Ceci dit, je crois que j’ai un munster, ça ira ?
 — Hmmpf, allez, faute de grives on mange des merles, sortez donc ce divin fromage, à la bonne franquette Dattel ! Et pour la boivance ?
 — J’ai un fond de Pschitt orange, ça vous tente ?
 — Plutôt crever, tant pis, ce n’est pas grave, le munster semble suffisamment coulant pour faire double usage, ça ira, à la guerre comme à la guerre !
 — (mâchant et glougloutant) Bon, mais du coup, on fait comment pour trouver une solution pour le petit Mehdi ? La Super League c’est pas possible, alors que faire pour sauver l’AS Monaco ?
 — Burp, je pense que c’est clair, les gars du Real, de la Juventus et leurs potes rosbiffs ont été trop timorés avec leur Syoupeur League, en se bridant ils ont condamné leur projet. Leur tiédeur a prêté le flanc aux attaques des pleutres arc-boutés sur leur pré-carré. Il faut pousser la logique du spectacle glorieux de la financiarisation triomphante jusqu’au bout…
 — … ho ! Je sais Commissaire ! Pour éviter tout risque, il n’y a qu’un moyen : créer des ligues à un club, évidemment ! Le championnat de Monaco, un club, un pays, un F... prince ! Champion tous les ans ! Après tout, ce n'est même pas la France, c’est normal qu’ils jouent tous seuls !
 — Absolument Dattel ! C’est cristallin ! Un seul club, plus de rencontres, donc aucune chance de défaite, aucun risque de relégation ! Les actions ne peuvent plus chuter, la certitude d’une croissance infinie en vendant des maillots et des slips pour l’éternité, les sponsors rassurés jusqu’à la fin des temps, des diffuseurs apaisés, c’est merveilleux.
 — Et moi je suis sûr de ne plus perdre mes paris en ligne.

Le modernisme face à l’écueil du pari sportif, ou « 10:1 sur Belle des Champs dans la 4ème à Auteuil »

Au mot de “pari”, le Commissaire se crispe.

 — Ha, la tuile.
 — Comment, patron ?
 — (Agacé) Réfléchissez Dattel, je vois que vous êtes en descente du Guronsan sus-nommé, c’est intenable. Le PARI EN LIGNE. Sans la manne des officines de paris en ligne immatriculées astucieusement au Luxembourg ou à Jersey il n’y a plus de football. Vous ne regardez jamais les réclames ? Le football est sans intérêt s’il n’y pas de pari sur la minute du premier vidage de nez par la narine gauche de Neymar ! En combiné avec le premier appel à la VAR ! Non, non, non, ça ne mènerait nulle part. Des millions de parieurs désemparés, croulant sous les traites du RSA à n’en plus savoir qu’en faire. Des matchs sans enjeu à force de ne plus être truqués. Des publicitaires pleins de vie et d’idées poussés au suicide, ceux là mêmes capables d’enflammer notre imaginaire par des success stories totalement fictives de parieurs prolétariens multipliant par deux leurs allocations chômage. Le foot, le sport dans son ensemble sans le pari, c’est la mort d’une certaine idée de l’Europe, osons le dire.
 — Surtout pour les Monégasques chef.
 — Pardon ?
 — Les autochtones n’ont pas le droit d’y jouer au casino. Une loi les en empêche pour les préserver de la ruine [3]. Heureusement qu’ils ont le jeu en ligne pour faire comme tout le monde !
 — En effet.
 — On est dans l’impasse patron. Je suis dépité. Et s’il n’y avait pas solution ? Et si l’on écrivait au petit Mehdi que son cher AS Monaco est condamné à affronter éternellement des Angers ou Troyes pour le plaisir du parieur ?
 — Hélas, trois fois hélas.
 — Se pourrait-il que le football soit condamné à vivre à l'âge de pierre, comme un vulgaire… oh mon dieu, comme un vulgaire sport ?!? … Une simple compétition réglée par les vertus physiques et des principes de gentlemen… Patron ? Vous allez bien ?

Le commissaire Zorky, les yeux mi-clos semble plongé dans une catatonie qui ne laisse rien présager de bon. Un AVC ? Une crise d’épilepsie qui mijote sous son glorieux crâne aux proportions parfaites qui ferait défaillir un Léonard de Vinci ? Bien sûr que non, il n’est pas né le problème qui pourrait déstabiliser notre héros moderne à la moustache glorieuse.

Plus ça change, plus c’est toujours la même chose

Le commissaire Zorky ouvre lentement les paupières alourdies par les années de lutte contre la déréliction morale de notre Société et les affreux de tout poil. A-t-on songé une seule fois, là haut, chez les ronds-de-cuir, à la pénibilité du sacerdoce que représente le travail acharné et sans fin de la défense obstinée du bon droit et de la sécurité du citoyen pratiquée par ces rares héros du quotidien que sont les combattants de la trempe de Zorky et Dattel ? Ces forçats de la Justice qui remontent chaque matin le rocher de leur fonction, Sisyphes modernes emplissant le tonneau des Danaïdes des larmes et de la sueur de leurs efforts titanesques, sont-ils au moins reconnus par les puissants ? On ne sait pas, mais ce n’est pas la question. Et c’est bien dommage, parce que c’est une bonne question, e la nave va.

 — Vous pensez à un championnat entre compétiteurs dont les mérites seraient inégalement répartis, pour introduire une part d’incertitude dans le dénouement ? Avec un risque de relégation ou de victoire pour assurer l’enjeu et garantir le renouvellement des participants?
 — Une sorte de ligue, Commissaire. Serait-ce la seule solution ? J’ai l’impression qu’on a tout épuisé.
 — (pensif, continuant à dérouler le fil de ses pensées) Pas une Syoupeur League donc, une ligue ouverte normale. Avec des bons et des moins bons, des trucages de bon aloi et du dopage bon enfant. Et surtout des paris sportifs.
 — Qui s’appellerait la ligue 1 Uber Eats, car il y aurait à boire et à manger.
 — Que ça sonne bien ! Comme c’est musical Dattel ! En passant, je vous ai félicité pour ce munster ? Délectable. Écrivons tout ça à notre jeune supporter dépressif. Assurément, on vit parfois dans le meilleur des mondes possible.
 — Je parie 10€ là-dessus Commissaire ! Je gagne jamais rien, mais il faut être in the game !
 — Banco ! Allez hop, quand vous aurez fini de dactylographier tout ça, on plie les gaules pour la journée, nous n’avons pas chômé. Une fois encore, nous avons démêlé une abjecte affaire dans laquelle le sordide le disputait à la bassesse rien qu’à cause de la noirceur de l’âme humaine. It’s a dirty job but someone’s gotta do it! mon bon Dattel !
 — Wie bitte ?
 — C’est de l’anglais, laissez tomber, en tures vers de nouvelles avenroutes !
 — Banzaï !

[1] Une recherche “Zorky” ou “Dattel” dans l’incroyable moteur de recherche de Racingstub vous permettra d’accéder sans augmentation du prix des consommations aux enquêtes précédentes de nos héros.

[2] Il faut garder à l’esprit que le Commissaire Zorky n’est pas de notre temps, FIFA s’est arrêté à l’édition 98 pour lui [celle de “Song 2” en cinématique d’intro]

[3] Véridique: https://www.rtl.fr/culture/culture-generale/monaco-saviez-vous-que-les-habitants-etaient-interdits-de-casino-7900098723