Saison 2023/2024
Racing Club de Strasbourg

Quand Jacques brisa la glace

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Avant-match
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Par filipe
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Il y a les sportifs qui rentrent dans l'histoire par la grande porte. Ceux qui s'y glissent par la petite. Et puis il y en a d'autres qu'on balance à travers la vitre d'une fenêtre, la tête la première.

Le casting
Prenez un self-made-man protégé par le palais présidentiel, des hommes de main dévoués, l'ami d'une célébrité déchue, quelques notables en difficulté, un capitaine mulhousien exilé et un « J'accuse ! » solidaire (toute ressemblance avec Dreyfus et Zola...), un magistrat bagarreur et médiatique, des journalistes trop curieux, un resto chic des Champs-Elysées, une pelle et une R19.
Placez l'intrigue dans une région sinistrée du Nord de la France puis faites chauffer le tout pendant 90 minutes et saupoudrez sans lésiner de liasses de billets de banque. Préparez enfin un récipient conséquent (idéalement une coupe aux grandes oreilles) et laissez reposer quelques jours.
Vous pourrez alors goûter à votre OM-VA, la plus célèbre des marmelades du football français.

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Moscou (Stade Lénine), 9 avril 1991

Sur le terrain, Jean Tigana, Abedi Pelé et Chris Waddle font quelques exercices de jonglages.
Sur la touche, des journalistes évoquent encore le match du lendemain : le Spartak Moscou d'Alexander Mostovoi contre l'Olympique de Marseille de Jean-Pierre Papin. Demi-finale aller de la Coupe des Champions. Ils constatent l'absence de Franz Beckenbauer qui a séché l'entraînement de ses joueurs pour aller se recueillir sur la tombe de Lev Yachine, le légendaire gardien soviétique décédé quelques mois plus tôt.
Mais Bernard Tapie, lui, est bien présent. Et quand il aperçoit Alain Vernon, journaliste à Antenne 2, son sang ne fait qu'un tour. Un coup de poing, une dent cassée : ça lui apprendra à ce journaliste, ce syndicaliste, à faire des enquêtes sur le dopage dans le cyclisme et les finances du football.

Valenciennes, novembre 1992

« Vous verrez, ici, tout est calme. Il ne se passe jamais rien ! » (1)
Inutile de le lui dire, Eric de Montgolfier, procureur de la République, ne le sait que trop bien. Et il sait aussi que la raison de sa nomination à Valenciennes, c'est précisément parce qu'il ne s'y passe jamais rien.
Habitué des dossiers très chauds et des déclarations fracassantes, il sera bien obligé de se tenir tranquille dans le Nord. Bonjour tristesse, l'hiver sera long.

Valenciennes (Stade Nungesser), 20 mai 1993

Près des bancs de touche, Jean-Louis Borloo et Bernard Tapie parlent du bon temps. Celui où le premier était l'avocat du second dans le monde des affaires. Le sourire est réciproque.
Ils parlent de l'avenir aussi. L'ancien président de l'US Valenciennes devenu maire de la ville compte bien ne pas s'arrêter en si bon chemin. Quant à Tapie, il a déjà été ministre de Mitterrand. Et demain, qui sait ? La ville de Marseille, l'Elysée...
Mais pour cela il faut gagner cette rencontre et ils en parlent aussi de ce match, Borloo et Tapie. Non pas de ce Valenciennes-Marseille, simple formalité pour les Olympiens face à l'équipe de David Régis et Wilfried Gohel. Mais bien du OM-Milan AC, dans six jours. La finale de Coupe des Champions à Munich.
A son évocation, Tapie devient nerveux. Pas question de revivre le cauchemar de 1991 : le nul à San Siro en quart, la victoire à Moscou en demi, ce parcours parfait jusqu'à la finale et la désillusion face à l'Etoile Rouge, à Bari. Nanard ne sourit plus.

Périgueux, 24 mai 1993

Les coups de pelle sont rapides et décidés. C'est qu'il est pressé Christophe Robert. Sa femme surveille les allées et venues devant la porte du jardin appartenant à sa tante.
Heureusement Robert a de l'énergie à revendre, la besogne est rapide et l'enveloppe contenue dans un sac plastique vite dissimulée. Il faut dire que ce n'est pas sa fin de saison en roue libre du côté de l'US Valenciennes qui pouvait l'avoir épuisé.
Ici, personne ne viendra chercher l'enveloppe se dit-il sans doute.

Béthune, 17 juin 1993

« Ca a encore augmenté Monsieur le Maire, c'est incroyable ». En réglant la facture du carburant avec la carte de la mairie, le chauffeur de Jacques Mellick pourrait être d'humeur badine : « bientôt vous ferez vos déplacements à vélo et vous n'aurez plus besoin de moi, vous verrez ! »
Assis à l'arrière de la R19, Mellick est contrarié, il n'a pas envie de plaisanter. 13h30 à sa montre, dans moins d'une demi-heure il est attendu à l'hôtel de ville pour une réception.
C'est que Jacques Mellick aime être à l'heure.
Contrarié il l'est aussi par la situation de sa ville. Il soupire, « comme il est compliqué d'être le maire d'une ville en grande difficulté » (1). Et comment parvenir à convaincre Bernard Tapie de ne pas fermer sa société Testut dans la ville de Béthune ? Comment ?

14h32, les flashes des appareils photo crépitent dans les salons de la mairie. Jacques Mellick sourit.

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Valenciennes, 23 mai 1993

Devant sa glace, Eric de Montgolfier se rase. Depuis sept mois.
A la radio locale, les infos : on parle encore de la défaite de VA face à l'OM 1-0. Marseille est champion de France, Valenciennes quasiment relégué en D2. De Montgolfier s'en fiche, il ne connaît rien au foot.
La radio parle aussi des réserves déposées à la mi-temps par le président de Valenciennes auprès de l'arbitre. Des joueurs locaux auraient été sollicités par les dirigeants de l'OM pour ménager les joueurs marseillais avant leur finale de Munich. C'est du moins ce que le journal de 20H d'Antenne 2 a annoncé la veille au soir.
Une affaire de corruption ? Le proc' range son Sensor Excel.

Munich (Stade Olympique), 26 mai 1993

Torse nu et le maillot de Gianluigi Lentini noué autour du cou, il est hilare, Jean-Jacques Eydelie. Devant lui Bernard Tapie pleure de joie et Raymond Goethals embrasse la pelouse. Un peu plus loin Jocelyn Angloma boite bas, la jambe brisée mais le sourire aux lèvres. De l'autre côté du terrain, Basile Boli fait la fête avec les supporters. Ses larmes de Bari sont effacées. Quant à Didier Deschamps, il surveille la Coupe des Champions du coin de l'oeil. Dans un instant, il va enfin la saisir, la « Coupe aux grandes oreilles ». La France du foot savoure.
Jean-Jacques Eydelie aussi : il est champion d'Europe. Et bientôt il signera un nouveau contrat avec l'OM, les dirigeants marseillais le lui ont promis la semaine passée : 5 ans, 250 000 francs par mois. Sa femme et ses enfants vont être fiers de lui.

Valenciennes, 23 juin 1993

Heu-reux ! Alors qu'il quitte son bureau, Eric de Montgolfier ne peut cacher sa joie. La journée a été bonne, au-delà de toutes ses espérances.
C'est d'abord Boro Primorac, l'ex entraîneur de Valenciennes qui est venu lui faire d'intéressantes révélations sur la journée du 17 juin.
Puis ce sont les enquêteurs qui lui ont appris qu'une enveloppe grossièrement dissimilée venait d'être retrouvée dans un jardin du côté de Périgueux. A l'intérieur, 250 000 francs.
Enfin c'est Bernard Tapie en personne qui a surgi à l'improviste au Palais de justice. Nanard en personne. Et le magistrat s'est amusé. Il se rappelle du siège dans lequel il a fait s'asseoir Tapie, un fauteuil particulièrement bas et qui produisait un effet de bascule inattendu. Ca l'a un peu déstabilisé, le Nanard. « Vous savez Monsieur le Procureur, Glassmann, c'est juste un minable petit joueur » (1).
Oui, vraiment une bonne journée pour Monsieur le Procureur.

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Paris, 17 juin 1993

Autour d'une table du Fouquet's, à l'heure du déjeuner : Monsieur Noël - alias André-Noël Filippeddu - restaurateur à Bonifacio, Marc Fratani, attaché parlementaire de Bernard Tapie et surtout l'oeil et les oreilles du boss à Marseille ainsi que Boro Primorac.
Le deal : si Primorac accepte de porter le chapeau de l'affaire VA-OM, on s'arrangera pour qu'il soit engagé comme entraîneur de Bastia. Avec 500 000 francs en prime.
Fin du repas, les trois hommes filent en voiture. Direction le 24 de l'avenue de Friedland, le siège de BTF : Bernard Tapie Finances. A 15h, Boro Primorac fait son entrée dans le bureau du grand patron.

Paris (Palais de l'Elysée), 14 juillet 1993

François Mitterrand, en direct à la télévision :
« Bernard Tapie s'est révélé un excellent ministre et comme président de l'OM, il semble qu'il a bien réussi » (...)
« Pourquoi le mêler pour l'instant à cette affaire alors qu'à ma connaissance le nom de Bernard Tapie n'a pas encore - s'il devait l'être - été prononcé dans les instruments de justice ? » (...)
« Je n'arrive pas à comprendre, comme citoyen, quel était l'intérêt de ce grand club que de se lancer dans une affaire aussi douteuse et aussi choquante pour rien »
.

Béthune, 30 juillet 1993

Communiqué officiel : « le député-maire de Béthune, Jacques Mellick, déclare avoir rencontré Bernard Tapie au siège parisien de BTF, le 17 juin à 15h, sans y avoir vu Boro Primorac ».

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Paris, 23 mai 1993

Instinctivement, Alain Vernon se tâte la joue. La conversation qu'il vient d'avoir avec un cameraman du match VA-OM l'intrigue. Olivier Rey, son collègue qui a couvert la rencontre pour Antenne 2 est introuvable et la cassette de son reportage aussi. Curieux. Au sein de la rédaction, personne ne s'en émeut. La finale de la Coupe d'Europe, c'est pour dans deux jours : Valenciennes, tout le monde s'en fiche.
Alain Vernon se frotte la joue, machinalement. C'est décidé, il appelle Jacques Glassmann. D'après le caméraman, ce dernier pourrait avoir des choses importantes à dire. Après le coup de téléphone, il saute dans sa voiture direction Valenciennes pour le rencontrer.
Là, Glassmann lui dit tout : les coups de téléphone de Jean-Jacques Eydelie et la pression de Jean-Pierre Bernès, le directeur général de l'OM, pour qu'ils acceptent la combine : « de toute façon, vous ne pouvez pas gagner. C'est mieux de perdre avec vingt boulettes dans les poches qu'avec zéro. Et puis on peut vous trouver un club en première division pour l'année prochaine. À Martigues par exemple, parce que Martigues, c'est nous maintenant » (2). Le soir même, dans le 20H d'Antenne 2, l'affaire est révélée.
Et Alain Vernon n'a plus mal aux dents.

Paris, printemps 1994

Jean-Jacques Goldman :
« L'histoire de Jacques Glassmann est un roman qui parle autant de nous que de lui. Le roman d'un homme et de ses valeurs face à un système cynique et à la mollesse d'un milieu ».
« Tu étais un petit grain de sable. Mais les grains de sable ça arrête les grosses machines souvent
» (3).

Paris, printemps 1995

Jacques Glassmann jette un dernier coup d'oeil par le hublot. Mais que fait-il dans cet avion, à devoir fuir la métropole comme un criminel ? Un exil de 10 000 kms vers l'Ile de la Réunion, pour retrouver la paix et jouer au foot en amateur, juste pour le plaisir.
Qu'a-t-il fait pour mériter les sifflets, les banderoles insultantes, les cercueils en carton à son nom, les projectiles sur quasiment tous les terrains de France ? Pourquoi le président de Valenciennes n'a-t-il même pas daigné lui passer un coup de fil pour lui annoncer la non-reconduction de son contrat ? Déjà deux ans que l'ensemble football français lui a tourné le dos et maintenant la fuite, avec sa femme et sa fille.
Peut-être repense-t-il à cet instant à ses débuts en D1 à l'âge de 16 ans sous les couleurs du Racing. Ses trois années au FC Mulhouse, dans sa ville natale, sous les ordres de Raymond Domenech et ses cinq premières belles années à Valenciennes. Défenseur central expérimenté, à l'occasion capitaine de l'équipe, la montée en D1 de 1992 fut une belle aventure avec les joueurs du cru.
Avant que Christophe Robert, Jorge Burruchaga - champion du Monde 86 et ami de Maradona - ne viennent briser l'élan du club et renvoyer VA en D2. Avant ce 20 mai 1993 aussi. Avant Jean-Pierre Bernès et Bernard Tapie.
Au moment où l'avion décolle, Jacques Glassmann « ne regrette rien » (4). Il songe peut-être une nouvelle fois à cette phrase répétée pendant deux ans à tous les journalistes : « le briseur de rêve, ce n'est pas moi » (4).

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Epilogue
  • Bernard Tapie, condamné pour corruption active et subornation de témoins : 2 ans de prison dont 8 mois ferme, 3 ans d'inéligibilité et 20 000 francs d'amende. Licence de dirigeant supprimée par la FFF ;
  • Jean-Pierre Bernès, condamné pour corruption active : 2 ans de prison avec sursis et 15 000 francs d'amende. Radié à vie par la FFF (agent de joueurs depuis 1999) ;
  • Jacques Mellick, condamné pour faux témoignage et subornation de témoin : 5 ans d'inéligibilité et 20 000 francs d'amende (réélu Maire dès le premier tour en 2002). Surnommé « le Maire le plus rapide de France » pour sa capacité à relier en voiture Paris à Béthune en moins d'une heure ;
  • Jean-Jacques Eydelie, condamné pour complicité de corruption active : 1 an de prison avec sursis, 10 000 francs d'amende. Suspendu 2 ans par la FFF ;
  • Jorge Burruchaga et Christophe Robert, condamné pour corruption passive : 6 mois de prison avec sursis, 5000 francs d'amende. Suspendu 2 ans par la FFF ;
  • Marie-Christine Robert, condamné pour complicité de corruption passive : trois mois de prison avec sursis ;
  • L'OM a perdu son titre de champion de France 1993 et fut rétrogradée en D2 de 1994 à1996 ;
  • Valenciennes est tombé en D2, puis en National et enfin en CFA en 1995 ;
  • Jacques Glassmann a reçu un franc symbolique de dommages et intérêts. Il est aujourd'hui en charge de la reconversion des joueurs en fin de carrière de la zone Nord-Est de la France pour le compte de l'UNFP (le syndicat des joueurs professionnels).



Sources et citations
- (1) Le Devoir de déplaire - Eric de Montgolfier (Michel Lafon, 2006)
- (2) Je ne joue plus ! - Jean-Jacques Eydelie (l'Archipel, 2006)
- (3) Le plein de super (Canal+, 1994)
- (4) Foot et moi la paix - Jacques Glassmann (Calmann-Lévy, 2003)
- Dossier INA, etc.

filipe

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